ACTE JURIDIQUE

ACTE JURIDIQUE
ACTE JURIDIQUE

Sous l’appellation «acte juridique», les juristes comprennent, le plus souvent, diverses institutions qui régissent les particuliers dans leurs rapports privés: mariage et vente, testament et constitution d’hypothèque, bail et reconnaissance d’enfant naturel. On peut avoir une idée assez précise des espèces sans pour autant pénétrer les principes qui ont fondé la constitution d’un genre à première vue hétéroclite; il apparaît ainsi qu’au-delà d’un concept du contrat, dont la compréhension est vaguement familière à chacun, des spécialistes ont élaboré, par un effort d’abstraction plus soutenu, une catégorie plus large, et plus hermétique.

L’intérêt pratique n’en est pas incontestable. Quelques rares codes ont bien, à l’instar du code civil allemand, dévolu à l’acte juridique une rubrique qui prétend rassembler les règles devant s’appliquer à tous ses types. Et, sans doute, de nombreux auteurs se sont essayés à exposer pareille réglementation. Dégageant et énonçant règles ou solutions, ils s’adonnaient à cette activité pratique, axiologiquement tendue, qui constitue l’art juridique – mais à un niveau de généralité suffisant pour que l’apparence scientifique ne manquât point à leurs travaux. Ces ambitions se soutiennent mal. L’hétérogénéité de l’ensemble est trop grande pour que les mêmes solutions puissent être apportées à des problèmes qui se posent en des termes différents. La généralité des règles est donc plus apparente que réelle, et la théorie générale de l’acte juridique échappe difficilement au risque de n’être qu’une théorie générale du contrat assortie d’autant d’exceptions qu’il y a de règles spéciales à chacun des autres actes juridiques.

Cette constatation n’est pas nécessairement une condamnation. La théorie de l’acte juridique n’est pas seulement un corps de règles, ou de solutions; elle ne se propose pas seulement de résoudre des questions d’ordre législatif, d’apporter des réponses fermes, ou des orientations, au praticien ou à l’usager du droit. Elle se pare plutôt de vertus scientifiques et entend proposer une certaine image du monde juridique. Par là, elle découvre une seconde face de l’activité du juriste. Celui-ci, en effet, dans le flot des phénomènes que la vie déroule devant ses yeux, démêle et sépare, puis rapproche et classe; il porte son ordre au sein des choses et assigne à chacune sa place dans le système qu’il construit. Activité théorique, logiquement inspirée, dont on se plaît à songer qu’elle fait du droit une science. Un de ses produits les plus purs en est précisément la notion d’acte juridique. Pourtant, s’il est vrai que font défaut les principes communs qui commanderaient d’appliquer les mêmes règles à tous les actes juridiques, on peut se demander si la catégorie de l’acte juridique n’est pas issue d’une généralisation arbitraire et si, trop vaste pour avoir une compréhension appréciable, elle n’obscurcit pas en réalité la vision des objets que l’on veut faire entrer dans son extension: si elle n’est pas pure abstraction, nudum nomen.

L’acte juridique pose le problème des rapports du réel et des concepts dans le domaine juridique.

La théorie de l’acte juridique

La théorie de l’acte juridique est absente de certains systèmes juridiques: la Common Law , par exemple, répugne profondément à sa réception. Si donc elle n’est pas imposée par l’observation du droit existant, il faut qu’elle soit née des exigences d’une certaine forme de pensée juridique.

Genèse

On ne peut dire de façon certaine chez quel auteur on trouve pour la première fois, avec suffisamment de netteté et d’ampleur, une formulation doctrinale de la catégorie de l’acte juridique. Mais peu importe au fond; car il n’y a guère de doute sur l’époque où cette catégorie est éclose, et le mouvement de l’esprit qui l’a engendrée. Elle a été aperçue au XVIIIe siècle comme un aspect de la philosophie juridique régnante.

La révolution spirituelle du XVIIe siècle – que l’on peut, pour ce qui nous occupe, attribuer à Descartes – n’a atteint aux rivages du droit qu’une fois appauvrie, mutilée, laïcisée, rationalisée à l’extrême. Le droit, alors, a été conçu et ordonné en fonction de l’individu. Et cela, d’un double point de vue. D’un côté, logiquement, on a construit un ordre rationnel, le «système juridique», selon un schéma rigoureux, autour et à partir de l’homme, envisagé non point comme objet, simple point d’application des règles de droit, mais comme sujet, principe et fin des diverses situations qui lui étaient attribuées, et à quoi l’on réduisait la réalité juridique. D’un autre côté, idéologiquement, ce sujet a été pensé comme être conscient et libre, esprit, volonté raisonnable, laquelle constituait le fondement le plus satisfaisant de l’ordre social, donc juridique. L’acte juridique, défini comme l’émanation de cette volonté, productrice d’effets juridiques, paraissait devoir conquérir sans effort une place éminente dans le système, comme la source normale des situations juridiques, la forme naturelle de la présence du sujet au monde du droit.

Sa consécration s’est trouvée facilitée par un des éléments mêmes de la nouvelle conjoncture philosophico-juridique: le degré d’élaboration auquel, portée par le même courant, était parvenue la doctrine des contrats. Apportant une simplification quasi mathématique au problème complexe de l’efficacité des promesses, certains auteurs l’avaient posé (davantage peut-être sur le plan éthique que sur le plan juridique) en termes de volonté, et tranché en proclamant la valeur souveraine de cette volonté. Ainsi, la philosophie qui tendait à faire de l’individu la clé de voûte de l’édifice juridique trouvait une expression adéquate dans une conception des contrats comme actes de volonté. Mais elle n’avait pas encore atteint son terme ultime, et elle devait – logiquement – s’accomplir en abstrayant la volonté des figures contractuelles concrètes où elle s’incarnait, pour la projeter, à l’état pur, dans la catégorie générique, plus large et plus haute, de l’acte juridique.

La théorie de l’acte juridique est donc apparue comme une réponse à l’un des problèmes fondamentaux que pose une doctrine du droit: celui du rapport dialectique entre le sujet et l’ordre juridique, de la coexistence entre les exigences de celui-ci et l’autonomie de celui-là. En réalité, elle ne faisait que poser ce problème en pleine lumière.

Problèmes

Depuis lors, elle s’est – plus ou moins parfaitement – libérée des conceptions éthico-philosophiques dont elle était issue, et a fait subir un approfondissement incessant au problème. On peut préciser ce dernier en esquissant un parallèle entre l’acte illicite, source de responsabilité civile, et l’acte juridique. Dans l’acte illicite, la conduite (supposée volontaire) n’est que l’occasion de l’application d’une règle de droit – la sanction – qui, bien entendu, n’est aucunement recherchée pour elle-même. Dans l’acte juridique, non seulement la conduite (supposée également volontaire) est dirigée vers un certain résultat, mais encore elle paraît, par elle-même, atteindre ce résultat, opérer un certain aménagement de rapports juridiques particuliers, créer une situation qui s’insère dans l’ordre juridique et réagit sur lui – selon quel mécanisme? Il y a ainsi, semble-t-il, au cœur de la problématique de l’acte juridique, un contraste net: l’acte juridique ne peut ni faire abstraction de l’ordre juridique pour trouver en lui-même son propre fondement, ni, à l’inverse, se réduire au simple fait de sa prévision par une règle générale reconnaissant sa valeur; il s’affirme dans une relative indépendance par rapport à l’ordre juridique, mais l’ordre juridique doit en tenir compte.

Les explications doctrinales oscillent entre deux extrêmes. Il y a, schématiquement, une conception objective et une conception subjective de l’acte juridique. Des tentatives pour le caractériser du point de vue de l’ordre juridique, comme une espèce de fait auquel on ne peut attribuer de signification qu’à travers l’ordre juridique; ou, au contraire, du point de vue du sujet, comme activité autonome, créatrice de valeurs, qui se pose au-delà de l’ordre juridique. En d’autres termes, opposition entre une conception statique, identifiant l’acte, au sein des phénomènes juridiques, par une structure – volontaire – particulière; et une conception dynamique, qui l’individualise par sa fonction – normative – propre.

Il est clair que ces spéculations sur l’essence de l’acte juridique traduisent en définitive la philosophie de chaque auteur et sa conception des rapports entre l’individu et l’État. Pour avoir une idée plus objective de l’acte juridique, il faut, semble-t-il, le considérer non plus comme catégorie logique, mais comme phénomène historique.

L’expérience humaine de l’acte juridique

On soupçonne que le problème de l’acte juridique – tel qu’on l’a posé – n’a pu recevoir une solution identique dans toutes les expériences juridiques qu’a tentées l’humanité. À cet égard, l’enseignement de l’histoire et du droit comparé peut être recueilli à plusieurs niveaux.

D’abord, il ne semble pas qu’on ait fait l’économie totale de l’acte juridique comme mode de la vie de relation: si grandes soient les ambitions totalitaires de l’État, les citoyens se voient reconnaître, ou concéder, un certain pouvoir d’action. Ce qui est vrai, c’est que leur domaine d’activité (économique ou sociale) peut être extrêmement restreint, de même que leur liberté d’entrer ou non dans certains rapports et de les aménager. En revanche, un vouloir individuel qui s’épanouirait et réaliserait par lui-même un système juridique ne s’observe pas dans la réalité concrète du droit. En d’autres termes, si les exigences de l’ordre juridique peuvent s’appesantir jusqu’à menacer la possibilité d’une activité juridique privée, l’autonomie parfaite de l’individu n’existe pas. Le problème pratique de l’acte juridique est donc celui de la marge de la liberté du particulier dans le monde du droit; plus techniquement, de la justification de l’acte de volonté de l’individu dans le monde du droit.

On découvre alors deux espèces de justification. Ou bien les particuliers peuvent user d’une série d’actes typiques, consacrés limitativement (même si le nombre en est élevé) par le droit: c’est la solution retenue par le droit musulman. Ou bien les individus peuvent aménager librement leurs rapports, en façonnant eux-mêmes, s’il y a lieu, les instruments adéquats, sous réserve du respect de certaines exigences juridico-sociales: c’est la solution de la généralité des droits occidentaux.

Seulement, on aperçoit l’artifice de cette présentation, et que si la justification de la vente peut être du même ordre que celle du bail, il doit s’agir de tout autre chose à propos du mariage ou du testament: lors même qu’on entend reprendre pied dans le réel, on généralise les principes des contrats, on abstrait à outrance. L’acte juridique n’est donc pas un corps de règles, une institution caractérisée; il n’est même pas un problème pratique général. Il n’est qu’une notion théorique, pièce d’une construction (scientifique), et, selon son tempérament, on y verra une conquête ou une aberration de l’esprit humain. En tout état de cause, la notion présenterait cet avantage de faire sentir à chacun non seulement qu’il vit constamment dans le droit, mais que, dans une certaine mesure, il fait le droit.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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